De la Naissance des Monstres​

Chapitre 2

Il avait fermé les paupières à peine quelques secondes quand il se réveilla en sursaut.

Impossible de dire que le sommeil fut réparateur. Ses muscles étaient engourdis, son dos douloureux. Il s’étira en se frottant les jambes.

La ruelle était plongée dans une pénombre que seul le lampadaire plus loin, et les phares des voitures troublaient.

Ce qui l’avait réveillé attira son attention : une ombre inquiétante se rapprochait.

Elle longeait le mur, lentement. Elle s’étirait, tâtonnait et se déformait en avançant vers son abri. Des pas incertains la grandissaient et la rapprochaient. Et puis l’ombre trébucha et grogna. Une odeur forte et repoussante la précéda. Avant qu’il ait pu rassembler ses esprits, l’ombre devenue clochard proféra un charabia incompréhensible et se baissa pour tirer brusquement les cartons à lui. Une main rampa sur la jambe d’Ethan tandis que l’autre agrippait violemment sa chaussure. Il n’eut pas le temps de protester. Les cris qu’il voulait pousser restèrent coincés dans sa gorge. Il n’eut que le réflexe idiot de battre des jambes pour l’éloigner de lui. L’ombre baragouina et redoubla d’efforts pour obtenir son butin. Ethan essaya tant bien que mal de se redresser et de récupérer sa chaussure, mais l’autre lançait déjà des coups de poing maladroits. Il s’attaquait à son deuxième pied, quand Ethan se releva pour s’éloigner enfin. La silhouette avinée n’attendit pas pour réarranger les cartons au sol et s’installer dans le recoin.

Ethan était écœuré. Il aurait dû se défendre, le repousser avec plus de force, lui hurler dessus, si seulement les injures qui lui traversaient l’esprit ne venaient pas mourir piteusement sur ses lèvres.

Ce n’est qu’après quelques pas loin de l’ombre qu’un détail le fit frissonner : il y avait laissé son sac à dos, qui contenait quelques affaires et surtout un peu d’argent et le chargeur de son téléphone.

Ethan fit demi-tour, bien décidé à récupérer son bien. L’ombre avait tiré une couverture sur sa tête, faisant disparaître ses affaires sous une puanteur tenace. Ethan se pencha et le secoua par l’épaule. Une main griffue sortit de sous la couverture pour défendre son espace. Les insultes incompréhensibles s’accompagnèrent de moulinets malhabiles. Ses dents claquèrent quand l’un d’entre eux atteignit le menton d’Ethan. La douleur explosa et se répandit de sa mâchoire jusqu’au fond de son crâne. Des larmes lui brouillaient la vue. Il n’était qu’un lâche, et si l’univers était en train de lui donner une leçon, elle était amère.

Il s’éloigna sans savoir où aller. Sa mâchoire l’élançait et du sang coulait à présent de sa lèvre abîmée.

Il remonta nerveusement sa capuche, et baissa les yeux sur sa chaussure orpheline et sa chaussette ridicule.

Le tableau était pitoyable.

Il effaça rageusement ses larmes, appuya les paumes sur ses paupières pour calmer la panique. Il devait appeler sa mère et tout s’arrangerait.

Il trouverait un moyen de rentrer, de s’expliquer, d’éviter les regards de son père, de retourner dans le placard étouffant s’il le fallait. C’était ça le programme. Il fallait qu’il s’y tienne. Il patienterait jusqu’au matin, il pourrait dire qu’il s’était disputé avec son ami – ce qui n’était même pas un mensonge – et qu’il rentrait plus tôt que prévu. Sa gorge se comprima en repensant à Allan. Seul, tout serait plus difficile à présent.

Il marcha comme dans un mauvais rêve cotonneux duquel on n’arrive pas à se réveiller.

Il ne voulait pas trouver un autre abri, l’idée d’une autre agression le terrifiait. Il se contenta de marcher en attendant que le jour se lève, d’errer en attendant que tout finisse par s’arranger.

Il aurait tout donné pour mettre son tourbillon de pensées entre parenthèses.

Il aurait tout donné pour faire machine arrière, revenir sur sa décision de mettre des mots sur ce qu’il avait longtemps enfoui.

Il aurait tout donné pour oublier le regard fuyant d’Allan, les remarques moqueuses de son père et le silence complice de sa mère.

Il aurait tout donné pour effacer la honte qui lui brûlait maintenant les joues en se remémorant les mots qu’Allan avait prononcés. Comment avait-il pu l’aimer à ce point ? Comment avait-il cru qu’avec lui, il aurait trouvé la force d’assumer ?

La colère tambourinait contre ses tempes. Il en voulait à Allan de l’avoir laissé tomber, à ses parents de ne rien comprendre, à la terre entière. Et à lui-même, pour se sentir aussi vulnérable.

Ça semblait pourtant si simple d’être juste soi-même ! Pourquoi les autres y arrivaient-ils aussi facilement ?

Ses ruminations le menèrent sur une passerelle piétonne qui enjambait le fleuve. De ce côté-là, c’était la Saône. De l’autre côté, c’était le Rhône. Le froid de novembre avait fini de lui enlever ses dernières forces, mais des bribes de cours de géographie lyonnaise refaisaient surface au pire des moments. Impossible de se perdre à Lyon, lui avait un jour dit son père. Si tu sais reconnaître les deux fleuves qui traversent la ville et que tu repères la basilique de Fourvière qui surplombe la cité, tu sauras toujours retrouver ton chemin. Quelle veine ! Il était pourtant bien perdu au milieu de cette ville qu’il croyait connaître et épuisé par la fatigue nerveuse et les remords qui l’assaillaient.

Sous ses pieds, le courant du fleuve était puissant, et plonger son regard dans ces eaux noires calma ses angoisses un instant. Il pourrait y noyer son monstre qui s’agitait au fond de lui, mettre fin à sa tourmente en un rien de temps. Il posa les mains sur la rambarde froide et se pencha légèrement. Son ventre se tordit aussitôt. Le vertige lui donna la nausée et lui remit les idées en place. Il n’avait aucune envie de mourir ce soir. S’il pouvait juste faire taire la douleur qui pulsait dans son ventre… Sous ses pieds, les eaux noires du fleuve le narguaient. Il suffirait d’un rien pour abréger tes souffrances, si tu n’étais pas aussi lâche !

Il ferma les yeux pour chasser les larmes. Comment en était-il arrivé là ?

Les mains crispées douloureusement sur la rambarde et le regard plongé dans les eaux noires du fleuve, il ne vit pas tout de suite la silhouette qui s’avançait sur la passerelle.

— Dis-moi que tu vas pas sauter pendant que je passe sur ce pont. Pas envie d’aller te repêcher…

La silhouette, plus petite que lui, se fondait dans un blouson trop grand.

Ethan se redressa, comme pris en faute.

— Non, juste une mauvaise journée…

Elle écarta une mèche de sa tignasse noire qui lui tombait dans les yeux et le fixa sévèrement.

— C’est pas exactement ce que dirait un type qui va sauter ?

Il ne pouvait pas dire que l’idée ne lui avait pas traversé l’esprit, mais elle s’était vite éteinte par un manque de courage flagrant. Il renifla bruyamment et secoua la tête pour chasser l’image de sa tête.

— Je… Non… Désolé. Ça va… ça ira, je crois que ça va…

Elle se retourna nerveusement, puis revint sur lui et l’observa en fronçant les sourcils.

Ethan remua, mal à l’aise. Difficile de paraître assuré avec les yeux bouffis, une lèvre en sang et une chaussure en moins.

Elle se frotta le nez et fit un geste vers la rambarde.

— Tu devrais t’éloigner du bord, le monstre pourrait te choper de là…

La jeune fille était trop occupée à surveiller derrière son épaule. Elle serrait contre elle une vieille besace et plusieurs couches de vêtements superposés dépassaient de sous son blouson. 

— C’est pas conseillé de traîner seul la nuit par ici… 

Elle fit un pas supplémentaire en reportant son attention sur lui.

Ethan essuya maladroitement sa lèvre en sang et secoua la tête. Elle posa son regard sur la chaussure orpheline et pinça les lèvres.

— Mauvaise rencontre ? Faut que tu te trouves un refuge. T’as l’air paumé et seul. Et c’est pas la meilleure idée par les temps qui courent…

Ethan serra son téléphone au fond de sa poche et déglutit pour faire passer le goût du sang et de la honte. 

La fille jeta un œil inquiet au fleuve et lui fit un signe de tête.

— Écoute, j’veux pas savoir qui tu es et quelles sont tes emmerdes, mais viens, suis-moi…

Elle le contourna en l’évitant et, sans réfléchir, Ethan lui emboîta le pas.

Elle traversa rapidement l’étroite passerelle avant de dévaler les escaliers qui descendaient sur le quai. Elle marchait vite sans s’assurer qu’Ethan la suive. Elle s’accrochait à sa besace et faisait d’étranges détours sur le chemin. Brusquement, elle remonta au niveau de la route principale, laissa passer quelques voitures avant de traverser.

Au loin, où le fleuve continuait sa course, les premiers rayons de soleil teintaient le ciel de couleurs pastel. Bientôt, ils repousseraient cette nuit catastrophique et les souvenirs qui s’y accrochaient.

Peut-être que le lever du soleil bouterait loin les angoisses et les malentendus. Le nez levé au ciel, Ethan faillit perdre la trace de la fille quand elle bifurqua dans une ruelle malodorante, encore plongée dans la pénombre. Soudain, elle ralentit, sortit une lampe torche de son sac, balaya le trottoir de son faisceau vacillant, hésita quelques secondes puis accéléra le pas pour remonter la ruelle.

Quand Ethan la rejoignit sur la petite place, il était essoufflé tandis qu’elle était accroupie un peu plus loin et sortait une brioche de sa besace. L’endroit lui était familier, possible qu’il y soit déjà venu avec sa mère un week-end. La place était large et sablonneuse, bordée de restaurants encore endormis et de hauts platanes. Un large escalier continuait de grimper vers des quartiers perchés sur la colline. Entre deux bouchées, la fille fit un signe du menton vers le local qui leur faisait face.

— Si tu sais pas où aller, commence par ici.

La façade du bâtiment n’était pas très engageante, coincée entre la tôle d’un magasin recouverte de graffitis et un pan de mur qui disparaissait sous les affiches collées les unes par-dessus les autres. Quelques badauds faisaient le pied de grue devant l’entrée, la mine froissée.

Dans les grandes vitres sales, le reflet d’Ethan le dévisageait. Il avait du mal à reconnaître le garçon qui se tenait face à lui. Les boucles blondes qui lui tombaient dans les yeux étaient les mêmes que la veille. Il paraissait toujours aussi incertain et efflanqué dans ses vêtements trop grands. Il avait sans surprise les traits tirés par la fatigue, et son regard était fuyant. Vois où ça nous a menés, lui disait-il, amer. Il essaya de relever le menton, mais son reflet préféra rentrer la tête entre ses épaules et enfouir ses mains au fond de ses poches. Il n’était qu’un idiot qui avait tout fait foirer.

— C’est quoi cet endroit ?

— Le Foyer. Ici, on te donne à manger et on t’habille, fit-elle en jetant un œil sans équivoque à sa chaussette crasseuse. On peut te trouver un endroit où dormir aussi, si t’arrives assez tôt.

Elle scruta les hommes regroupés devant l’entrée à travers les mèches qui lui tombaient dans les yeux. Elle secoua la tête.

— Mais pas aujourd’hui, trop de monde.

Ethan déglutit. La nuit touchait à sa fin et le ciel prenait des teintes claires, pourtant les angoisses étaient toujours là, nichées dans son ventre. Le jour nouveau n’arrangerait rien. L’étendue de sa fuite irréfléchie s’imposait à lui. Plus il y pensait, plus l’idée de ne pas rentrer grandissait dans son esprit. C’était peut-être plus simple. De ne rien dire, de ne pas avoir à se justifier, de ne pas se détester un peu plus. Il pourrait appeler son geste une bravade, une décision idiote, en vérité il était pour l’instant trop difficile de rentrer.

Trop lâche pour affronter leurs regards et trop peureux pour affronter ce qu’il était.

Peut-être qu’il aurait davantage de courage le lendemain.

A l’heure actuelle, l’idée de rentrer chez ses parents était insurmontable.

La fille se releva.

— Le plus dur, c’est d’y entrer. Oublie ta fierté, oublie qui tu es. Tends la main, et prends tout ce que tu peux.

— Je ne suis pas vraiment à la rue. Je ne suis pas… comme eux.

La fille l’observait à travers ses mèches folles.

— Non, tu n’es pas comme eux. Après, c’est toi qui vois. Ils restent ouverts toute la matinée…

Elle époussetait déjà son pantalon trop large, taché de boue puis remit son sac en bandoulière et tourna les talons. Il tendit la main pour la retenir un instant et, au regard assassin qu’elle lui jeta, il sut que c’était un geste qu’il ne reproduirait plus.

— Tu ne restes pas, toi ?

Elle renifla dans sa manche et secoua la tête.

— Je me débrouille autrement…

Il resta comme un idiot, les bras ballants.

— Attends !

Elle se retourna.

— Moi, c’est Ethan.

La jeune fille fronça les sourcils un instant et grimaça un peu.

— Ellie.

Puis elle disparut aussi vite qu’elle était apparue sur la passerelle, le laissant soudain seul face à ses doutes.