Ellayne
Raconteuse d'histoires et autrice indépendante

De la Naissance des Monstres​

Prologue

T’as beau être à la rue depuis des mois, tu t’y habitues jamais vraiment.

Tracer ta route, ignorer les gens, jouer des coudes.

C’est comme ça que t’as survécu.

Pas se laisser faire, donner sa confiance à personne.

Régler ses soucis avec ses poings d’abord, discuter ensuite, et encore.

Y a que ça qui marche.

Pas la force de faire autrement, plus la force d’essayer de comprendre ce monde.

Plus la force de rien ces derniers jours.

Plus la force, à part pour serrer la bouteille, ta dernière promesse réconfortante.

Celle qui te fait tenir toute une nuit glaciale.

La dernière ancre à laquelle t’accrocher.

Ta dernière amie.

Plus la force.

Alors quand on te propose le bonheur à portée de main, t’hésites pas et tu glisses la promesse entre tes lèvres.

Tu laisses fondre l’espoir sous la langue, mais y a rien qui vient.

Rien qui pulse, rien que le vide qui s’étire au fond de toi.

L’absolue insignifiance de ton existence, pas un rêve en tête, aucun projet auquel te raccrocher.

Tu cherches l’étincelle à tâtons, cette foutue lumière dans la nuit qui te permettrait d’y croire encore.

Mais y a rien d’autre que le vide autour de toi, une boule de noirceur, celle de tes pires faiblesses à n’en pas douter.

Comme ta façon de fuir dès qu’il s’agissait de t’engager, de prendre une décision, de te battre pour ceux qui tenaient à toi.

Le vide grandit au fond de toi et les mauvais souvenirs affluent derrière tes paupières.

Tu te souviens du jour où t’as baissé les bas, celui où t’as fui, encore, celui où tu les as laissés, celui où t’es parti sans un regard en arrière ?

T’as jamais aimé t’en souvenir. T’as refoulé ces bribes au fond de ta mémoire à coups de poing dans les faces. Ça a toujours été plus simple. Frapper pour oublier. Frapper ceux qui te rappelaient que t’as jamais su faire face.

Tu tends la main pour saisir la bouteille, celle qui te fait tenir, celle qui t’empêche de sombrer pour de bon. Disparue. Ta dernière amie, t’aurait-elle lâchement abandonné, elle aussi ?

Le vide devient gouffre dans tes entrailles, les dernières raisons de t’accrocher s’effilochent.

Les regrets explosent dans ton ventre. Tes fuites répétées, ta lâcheté, ton insignifiance deviennent des cordes douloureuses qui se serrent autour de tes membres. Tes remords t’étouffent, ton désespoir te plombe.

Tu tâtonnes à nouveau. Où est-elle, cette traîtresse ?

Les larmes retenues depuis des années se pressent sous tes paupières. Tu te recroquevilles au sol, entre deux cartons. Tu te dis que tu peux pas tomber plus bas.

Et s’il était plus simple d’arrêter de se battre et juste attendre que ça passe ?

Une lueur de vie tente de palpiter quelque part au fond de toi. Tu la sens qui se fraie un chemin jusqu’à ta volonté, mais rapidement plus rien ne s’attarde.

Une vague de mauvais souvenirs se répand en toi, infects et écœurants.

Tu te souviens de la fois où t’aurais pu devenir quelqu’un, où tu aurais pu te racheter, la fois qui aurait effacé toutes ces années où tu n’as été qu’un moins que rien.

Tu te souviens de cette fois où t’as tout foutu en l’air. Encore une fois.

Les tentacules rampent sur toi, détestables, elles te ressemblent, à n’en pas douter. Elles s’enroulent, s’accrochent dans ton dos, s’immiscent sous tes vêtements.

Le désespoir t’enveloppe.

Et si arrêter de lutter était enfin plus reposant ?

Et si laisser les ombres te dévorer était moins douloureux que devoir se battre pour survivre une nuit de plus ?